Les sympathisants
Épisode 17

Résumé : Pierre Gassendi et ses compagnons de voyage entament leur grande expédition en Amazonie. À Paris, la fête du premier anniversaire de l’association sympathisante Amitié Moindre Mal a été sabotée en direct à la télévision.
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Dans la jungle
Chapitre 11
Gassendi et Dos Santos sont dans un bateau.
En compagnie de Chumiro et Jara, les deux guides de Dos Santos, ils ont quitté le lit de l’Amazone pour rejoindre le Rio Negro au nord.
Dos Santos a choisi, pour retrouver le village Kuryanahua, de partir exactement deux ans après son précédent voyage. En effet, les petits cours d’eau navigables de la forêt amazonienne se modifient beaucoup selon les périodes de l’année. Ils sont donc partis comme il y a deux ans, à la fin de la saison des pluies.
Dos Santos avait à l’époque soigneusement dessiné la carte de ces petits cours d’eau. Cependant, malgré ces précautions, il semblerait que le paysage ait changé.
Gassendi supporte bien le voyage, même s’il s’énerve parfois à cause des petites mouches noires qui piquent. Il a eu le temps d’apprendre le portugais et communique assez bien avec les deux guides.
Ils connaissent la forêt et le Rio Negro mieux que quiconque. Chumiro est un vieil Indien au visage couvert de rides et de cicatrices. Doté d’un savoir extraordinaire, il semble connaître chaque plante, chaque animal et chaque insecte que cache la forêt. Jara, sous ses longs cheveux noirs aux reflets bleutés, est un très habile chasseur et un excellent pêcheur, qui dirige la pirogue avec dextérité. Lui aussi connaît très bien le fleuve.
Pierre Gassendi ne sait rien des Waimiri. Les guides du professeur Kind étaient des Tucanos.
Il a déjà appris beaucoup de choses durant ces deux premières semaines de voyage. Chumiro lui a expliqué les propriétés de nombreuses plantes. C’est fascinant. Gassendi identifie parfois ces plantes dans les manuels qu’il a apportés, et quand il explique à Chumiro ce que dit le livre, il arrive que le vieil Indien se mette à rire en disant que le botaniste qui a écrit cela avait bu trop de pinga.
Il y a quelques jours, alors qu’ils se trouvaient encore au cœur de l’archipel des Anavilhanas, Jara a arrêté la pirogue, comme il le fait souvent quand il y a quelque chose d’intéressant à voir ou à entendre. Gassendi et Dos Santos ont alors suivi son regard, qui se portait sur la surface de l’eau aux abords de l’embarcation. Un léger crissement se fit alors entendre. Les quatre voyageurs se tournèrent immédiatement vers l’origine du bruit, pour voir plonger une forme que Gassendi n’eut pas le temps d’identifier. C’est alors que le même bruit se fit entendre de l’autre côté de la pirogue. Cette fois, ils eurent à peine le temps de distinguer un dauphin rose, qui disparut aussitôt. Après quelques secondes d’attente, le crissement caractéristique retentit un peu plus loin. Encore le même manège : bruit, apparition furtive, disparition. Chacun de ces animaux s’annonçait, pour se cacher aussitôt. Jouaient-ils avec eux ? À peine Pierre Gassendi eut-il formulé cette pensée que l’un des cétacés émit une sorte de rire, pour disparaître à nouveau.
Le poète Ricardo Reis avait parlé à Pierre Gassendi de ces fascinants mammifères fluviaux : ils ont inspiré de nombreux contes et légendes. Dans la tribu des Tucanos qui vit aux abords de l’Amazone vers la Colombie et le Pérou, on recommande aux jeunes filles de s’en méfier car ils peuvent les enlever et les entraîner au fond des eaux pour en faire leurs épouses.
À présent l’Amazone est loin derrière eux. Ils naviguent sur le Rio Negro, et Dos Santos a commencé à chercher des signes du passage des Kuryanahuas. Il scrute les abords du fleuve sans que l’on sache exactement ce qui pourrait indiquer que cette tribu ait pu récemment occuper les lieux, ou simplement passer par là.
L’explorateur a fait signe à Jara d’arrêter le moteur de l’embarcation. Concentré, les yeux plissés, il fixe un point sur la rive gauche du fleuve. « Aqui ! » dit-il.
Jara et Chumiro arriment la pirogue mais restent à bord. Dos Santos débarque, suivi de Gassendi. Ce dernier aperçoit une grande tache blanche sur le sol à quelques mètres de là, au milieu des végétaux. C’est boueux sur la berge. Pierre Gassendi pose précautionneusement ses pieds sur le sol glissant. La tache blanche scintille étrangement. Elle semble même bouger, trembloter. Pierre avance avec précaution dans sa direction. Au-dessus d’elle, quelques grands papillons blancs volettent. Puis ils se posent dessus. En s’approchant encore un peu, Pierre remarque que les points scintillants sont en fait les ailes d’autres papillons posés. La tache est même couverte de papillons. Non, c’est étrange, il semble qu’elle soit elle-même composée de papillons blancs. Arrivé jusqu’à elle, il se penche dessus. Et c’est un nuage de papillons qui s’envole, entourant Pierre Gassendi, voletant autour de lui tandis qu’au sol il n’y a plus de tache. Émerveillé, il lève doucement la main pour tenter de toucher les papillons. Il se tourne vers ses compagnons pour voir s’ils assistent au spectacle. Jara, resté près de la pirogue, a les yeux rivés sur lui et son nuage. Chumiro regarde dans une autre direction. Gassendi tourne la tête vers sa gauche, suivant son regard. C’est alors qu’il le voit, Dos Santos, lui aussi dans un nuage de papillons, mais les siens sont jaunes, d’un beau jaune orangé vif dans la lumière du soleil. Les deux hommes se regardent et rient de concert. Parmi les papillons de Dos Santos, l’un est blanc, perdu au milieu des jaunes. « Tu en as un à moi », lui dit Gassendi.
Chapitre 12
La Sympathie dangereuse ?
De nombreux tests effectués par des laboratoires américains ont permis d’établir que la Sympathie, pratiquée de façon excessive, pouvait entraîner des conséquences néfastes sur la santé des Sympathisants.
En clair, et toujours selon ces laboratoires, il serait dangereux de sympathiser quotidiennement.
Les laboratoires effectuant ces recherches auraient réussi à prouver que l’organisme de la personne sympathisante lutterait contre la maladie du patient. Or, c’est la lutte répétée de l’organisme contre des maladies inexistantes qui pourrait s’avérer nocive en provoquant un dérèglement du système nerveux central, voire du système immunitaire.
Les personnes les plus exposées seraient, évidemment, les personnes membres d’associations sympathisantes qui pratiquent très fréquemment le geste de Sympathie, mais aussi les mères d’enfants malades. La première catégorie serait cependant plus exposée que la seconde en raison de la diversité des pathologies occasionnant les douleurs soulagées. (…)
Fabrice Legrand possède tout compte fait peu d’éléments précis pour faire avancer sa campagne d’information. Il a constaté que la plupart des documents qu’il étudie ne sont constitués que de longues phrases au conditionnel.
Il rencontrera tout à l’heure un journaliste et réalisateur anglais avec qui il devra concevoir un film publicitaire. Fabrice Legrand a déjà quelques idées mais, pour l’essentiel, il compte s’en remettre à ce professionnel. Ce travail est vraiment passionnant.
Voici la secrétaire qui lui apporte un café, ainsi que deux sucres et une petite cuillère.
– Merci Corinne. Pourriez-vous me faire une copie de cet article, vous serez gentille.
La secrétaire prend le document, puis ses talons s’éloignent dans le couloir, clac, clac, clac.
Le réalisateur n’arrive que dans une demi-heure. Fabrice Legrand a le temps d’aller à la pêche aux dernières nouvelles. Avec un soupir de contentement, il jette les deux sucres dans la petite tasse, puis remue avec la cuillère, avant de boire une gorgée. Ensuite, tenant d’une main sa tasse de café trop sucré, de l’autre il tape sur son clavier le nom d’un site, puis « entrée ».
Il trouve rapidement un article sur les laboratoires américains, daté d’aujourd’hui même, et clique sur « imprimer ».
La joie d’avoir trouvé si vite, la hâte de lire l’article tout frais, son café se renverse sur son clavier. Fabrice Legrand pose vite sa tasse plus loin sur le bureau, et retourne son clavier pour éliminer le café. Le liquide sirupeux coule sur le bureau neuf avant de dégoutter sur le linoléum, Fabrice Legrand a tout juste le temps de reculer pour épargner son pantalon écru tout neuf. Rien à proximité pour éponger. Il veut appeler la secrétaire, mais se ravise. Dans la poche de son pantalon écru, il a des mouchoirs en papier. Il nettoie vite le bureau, puis le sol. Le clavier est toujours retourné ; il le secoue dans cette position comme s’il s’agissait d’un Télécran rouge, afin d’enlever les dernières gouttes. Il lui reste encore un mouchoir.
L’imprimante vient de terminer son travail. Quant à Fabrice Legrand, il est dans une mauvaise posture. Le clavier toujours à l’envers, il tapote les touches à l’aide de son dernier mouchoir, puis passe un dernier petit coup sur le bureau avant d’y redéposer le clavier à l’endroit.
Tout est rentré dans l’ordre. Fabrice Legrand jette un regard circulaire à l’ensemble de son bureau. Plus de trace du sinistre. Il se rassoit et souffle avant de prendre les deux feuilles imprimées.
Oui, mais le clavier fonctionne-t-il ?
Fabrice Legrand clique pour ouvrir un document. « azerty », tape-t-il. « aty », annonce lamentablement l’écran. « Legrand Fabrice », tape-t-il. « lgah- a2bi », lit-il, horrifié, sur l’écran.
Fabrice Legrand se désespère : décidément, il casse tout. Il ne sera jamais crédible. La coordinatrice et la présidente vont continuer à l’appeler « le petit nouveau », ou « le petit jeune ».
Clac, clac, clac, on marche dans le couloir. La secrétaire a certainement déjà terminé les photocopies.
Mais ce n’est pas la secrétaire, c’est Édith.
Elle vient parfois au bureau parisien d’AMM car Evelyne Defort lui confie des missions. Elle a confiance en elle. « C’est une amie d’enfance ». Édith est toujours la même avec son chignon serré, sa veste noire et ses talons. Elle n’a pas rajeuni.
– J’ai là quelque chose qui pourrait vous intéresser, susurre-t-elle d’entrée de jeu…
Édith vient de faire un petit tour de France, y compris deux départements d’outre-mer, dit-elle, afin d’enquêter sur l’opinion des gens face à la Sympathie. Evelyne Defort pense que le rapport d’Édith peut éclairer Fabrice Legrand quant à sa façon d’aborder le grand public pour sa campagne.
Fabrice Legrand bougonne. Il a suffisamment de soucis comme cela. En plus, son travail est déjà bien avancé et il sait tout à fait comment le mener. Il ne pense pas avoir besoin de l’éclairage de cette bénévole. Il préférerait tenter de solutionner son problème de clavier ou se plonger dans l’article qu’il vient d’imprimer.
Il congédie poliment la bénévole en lui expliquant qu’il a un rendez-vous important avec un cinéaste anglais pour la campagne. Impressionnée, Édith lui demande quel cinéaste. Richard Harrington, dit-il.
Édith ne connaît pas Richard Harrington. Elle quitte le bureau en affirmant qu’elle reviendra demain à la même heure, si cela convient à Fabrice Legrand.
Le réalisateur va bientôt arriver. Fabrice Legrand recherche sa carte dans la poche de sa veste, de façon à ne pas écorcher son nom. Il a bien fait car, sur la carte, il ne lit pas Richard Harrington mais Richard Hering.
Chapitre 13
Voilà dix jours que Dos Santos a annoncé à ses compagnons qu’ils étaient arrivés au coeur de ce qu’il pense être le territoire Kuryanahua.
Les abords de la rivières ressemblent aux abords des autres rivières que les quatre voyageurs observent attentivement depuis déjà quelques semaines. Les quatre occupants de la pirogue sont vigilants et scrutent les petits ruisseaux qui se jettent dans le fleuve.
– Aqui ! dit brusquement Dos Santos.
Jara et Chumiro dirigent aussitôt l’embarcation vers l’embouchure de la rivière.
Cela fait déjà plusieurs fois que Dos Santos fait « Aqui ! » en pointant du doigt une rivière. Cette fois, il est sûr qu’il y a quelque chose ici.
En effet, l’endroit est manifestement dégagé. Il a été déboisé mais la nature reprend le contrôle des lieux. C’est un ancien village indien abandonné. Au milieu, la végétation commence à cacher les vestiges d’une maloca brûlée.
Il faut se rendre à l’évidence, les Kuryanahuas, s’il s’agit d’eux, ne vivent plus là.
Le professeur Gassendi a lu dans les carnets de voyage de Gordon que ces chasseurs-cueilleurs changent de lieu d’habitation quand il y a moins de gibier à chasser et moins de fruits à cueillir. Brûlant leur maloca, ils vont en construire une autre ailleurs, laissant la nature se renouveler.
Après s’être assuré de l’absence totale de tout être humain, les quatre explorateurs décident de passer la nuit ici.
Selon un rituel à présent bien établi, Dos Santos et Gassendi se mettent en quête de bois pour le feu, tandis que les deux Indiens plantent l’abri sous lequel tous quatre installeront leurs hamacs.
Après le repas, ont lieu de vives discussions concernant le programme d’action de demain. Mais Pierre Gassendi laisse décider ceux qui savent et se plonge, à la lueur du feu, dans le récit des aventures du professeur Kind. Il a réalisé des copies de ses carnets de voyage afin de ne pas endommager les originaux.
Ce soir, dans son hamac, il rêvera de Dos Santos et lui-même dansant autour du feu avec les Kuryanahuas, les Waimiri, Olivia de Sainte-Victoire et le professeur Kind. Un dauphin rose danse avec eux en improvisant une chanson « Pauvres papillons blancs, vous vous êtes trompés de monde… ».
À suivre…
Pinga : Cachaça artisanale
Maloca : Grande maison communautaire