C’est quoi la vie ?

Parfois la vie commence comme un cauchemar et c’est d’ailleurs ainsi que débute celle des enfants des rues. Les histoires vécues par les abandonnés de la chance montrent qu’il y a souvent moyen de la rattraper au tournant d’un espoir de vivre volontaire et tenace. Rencontre avec la poésie d’un exemple qui n’a pas toujours suivi les règles habituelles.
On ne quitte pas son enfance aussi facilement que les années s’entassent les unes sur les autres. Depuis le début de ses souvenirs, Amin Sheikh, l’Indien au regard d’antilope, a un projet d’amour pour ses semblables. Il a toujours su qu’il était né pour aider et les événements contrariants de son existence n’ont rien pu faire pour l’en dissuader. Âgé aujourd’hui de 30 ans, Amin confie ses instants de souffrance et ses moments d’espoir. Il dit comment, par l’influence de la seule véritable maison de ses jeunes années, la gare de Bombay, il a gardé depuis l’impression d’être toujours en partance. Il parle au nom de tous ses frères et sœurs, les enfants des rues de l’Inde ou d’ailleurs. Il raconte la détresse de ceux qui transpirent la misère et grelottent dans l’insécurité permanente. Parce qu’il a connu la nudité du corps et de l’âme, il veut crier au monde l’illusion de la fatalité. Et s’il se livre à vous, lectrices, lecteurs, c’est par conviction que tous les êtres partagent le même cœur et qu’il suffit parfois d’un seul mot, d’un seul geste pour permettre aux autres de devenir heureux.
Le début et la fin
Oublie-t-on le visage d’un père même si les traits du souvenir se sont effacés devant la violence que les relents d’alcool lui ordonnaient ? Oublie-t-on la faiblesse d’une mère même si elle a eu le courage de quitter son ivrogne de mari au bénéfice d’un supposé beau-père qui ne ménageait pas les coups ? Oublie-t-on les humiliations quotidiennes quand on devient la cible des mauvaises plaisanteries, simplement parce qu’on est petit ? L’école, pour quoi faire quand tout a si mal commencé ? Une peur visqueuse alors se colle à votre peau, mouvante comme une mare de glu, une peur obscurcissante qui ne vous lâche plus. C’est ce qui s’est passé pour Amin, lorsqu’une minuscule voix intérieure lui suggéra de fuir, partir, courir et ne plus jamais revenir.
Son escapade vers la liberté, enfin vers le plus loin possible des brimades et des coups, le fit se retrouver assis sur les marches de la gare de Bombay au milieu de centaines de passants, tous mendiants confondus, foule nauséabonde et enfants braillant. Comme les trains, il apprit à vivre d’une gare à l’autre en courant sur les rails tel un funambule, en tentant de dormir dans des wagons désaffectés, en marchant comme un forcené à longueur de journée. Il cherchait le moyen de fuir le monde qu’il découvrait avec désenchantement. Dans ces lieux, la nuit puait l’angoisse et la désespérance grouillait de vices. Les enfants en étaient les victimes de choix, qui sans mot dire régalaient les grands. Le petit Amin ne savait même pas ce qui se passait quand ses bourreaux du soir l’entraînaient dans l’ombre malsaine des trains en stationnement. Il aurait bien voulu crier mais alors les coups pleuvaient si fort qu’ils couvraient ses moindres intentions de défense. Avec ses petits compagnons d’infortune, il apprit la résilience en se réjouissant d’un sale morceau de pain trouvé dans une poubelle les jours où personne ne leur tendait la main. Et puis d’ailleurs, il préférait encore supporter cela aux maltraitances infligées par son beau-père et aux coupables silences de sa mère.
Comme il l’écrit : « Je crois que les choses affreuses arrivent parce qu’elles doivent arriver. » Mais au-delà de tout cela, une récompense, la liberté. Ici personne pour lui imposer de travailler ou de dormir, il pensait pouvoir faire comme ça lui plaisait. Pour Amin, la liberté avait le prix de l’oubli. Mais ce n’était qu’une trêve, le temps que sa mère mit à le retrouver. Elle surgit au coin d’une gare sans hasard, elle le prit dans ses bras, le couvrit de caresses, mais de retour à la maison, elle ne sut toujours pas endiguer le régime « violences » de sa brute de mari. Alors il repartit, cette fois beaucoup plus loin et en sachant déjouer les pièges de la rue.

Snehasadan, l’orphelinat des sans-abris
La vie, c’est la vie !
Et quand on veut quelque chose, il faut savoir le mériter, c’est-à-dire le gagner.
De boulots improbables en copains de cantines occasionnelles, la vie d’Amin se poursuit dans un temps sans nuits et sans jours, un temps qui passe sans montrer sa différence.
Et puis, Sœur Séraphine apparaît comme l’ange de la délivrance. Mais que faire d’un ange pour qui goûte l’enfer depuis sa naissance ? Sœur Séraphine avait un programme pour sortir les enfants de la rue, les nourrir, les vêtir correctement et les éduquer. Et voilà que pour la première fois, Amin fait connaissance avec une vraie maison, Snehasadan, l’orphelinat des sans-abris. Pour lui, c’était un rêve qui se réalisait. Il y trouva l’amour qui lui manquait et reprit peu à peu confiance. Snehasadan veut dire “la maison où l’on est aimé”. Après, il y eut l’école, pas drôle mais nécessaire, et des rencontres amies. La vie s’inscrivait dans la vie.

Amin et Sœur Séraphine
Quand on n’a pas grand-chose sur quoi compter, il est tout de même permis de croire aux miracles, et le Père Placie en fut un. Il arriva dans la vie d’Amin juste à temps, juste sans doute avant le pire. L’enfant avait maintenant une douzaine d’années et bien sûr la maison était tout pour lui, pourtant il cherchait encore autre chose, peut-être le trouverait-il dans l’au-delà de la sécurité ? Au fond était-il apte à savourer le mieux-vivre qui l’approchait ? Que savait-il de la valeur d’un confort qui lui était tombé du “ciel” ? Pour lui, restait encore à dépasser le cadre, tous les cadres. Et sans en mesurer les risques, Amin repartit dans ses délires d’évasion salvatrice, et quitta un jour la maison malgré sa protection.
Le Père Placie est de ceux qui redonnent la vie à ceux qui sont en passe de la perdre. La sienne étant vouée à la cause des enfants oubliés. Mais ce qu’il a de plus particulier, c’est sa capacité à éclairer les chemins les plus sombres, et ça marche avec tous. « S’il ne m’avait pas retrouvé ce jour-là, je ne sais pas ce que je serais devenu » reconnaît l’impatient, le fougueux Amin. Alors il est rentré, et une fois de plus, le bon côté de la vie lui montrait qu’il savait être là au bon moment. Le Père et Amin n’allaient plus se quitter le temps qu’il le faudrait.
Ouvrir les yeux sur le monde
La religion, c’est comme la politique, et c’est aussi comme la famille, c’est tout bon ou tout son contraire, ça dépend de la qualité des autorités patriarcales ou matriarcales.
Snehasadan, “la maison où l’on est aimé” porte son nom en toute vérité. Ici, les prêtres sont les Pères d’une église d’amour, de pur amour. Ils agissent seulement pour le bien des enfants, rien d’autre, pas de compromis, pas de mascarade. La communauté qui s’est construite autour des enfants de la rue n’a jamais ménagé sa peine. Dans un monde où règne l’indifférence au point de se voiler la face devant la misère humaine, la préservation de la dignité de l’enfance est sûrement le premier point qui doit être soumis à la réflexion des consciences. Ils sont aujourd’hui des milliers livrés à la folie des hommes qui ne respectent plus rien que l’assouvissement de leurs sens. L’expérience de la vie d’Amin en est le poignant témoignage. Si nul ne peut refaire le monde à lui seul, chacun cependant est à même de soutenir une cause en ne laissant plus l’indifférence recouvrir de boue les cœurs et les corps des plus innocents.

Père Placie et les enfants sur sa « Bullet »
Amin a aujourd’hui 30 ans, ce qu’il veut c’est reprendre le flambeau de ceux qui l’ont aidé et créer dans ce monde un îlot de paix et d’amour pour les enfants des rues et aussi pour tous les êtres lâchés par la chance. C’est pourquoi il s’adresse à nous tous en ces termes : « La vie est belle, souriez sans raison. Ce dont on a besoin, c’est de manger et d’être logé. Rassemblez-vous et faites ce que vous avez à faire. Faites de cet endroit (la terre) un endroit meilleur. Défendez vos droits. Ouvrez-vous à la vérité. Ne vous battez pas, ne soyez pas violent. Ne mentez pas. Ne soyez pas “moi – je et moi-même” Soyez humains, agissez en humains, respectez les humains. Et plus encore, ce que nous devons faire de ce monde, c’est nous rassembler pour faire en sorte que cette terre soit verte, verte, verte. Ne vous contentez pas de discours. Si j’existe, c’est grâce à vous. »
POUR EN SAVOIR PLUS
– La vie, c’est la vie – J’étais un enfant des rues à Bombay par Amin Sheikh aux éditions Marabout.
En achetant ce livre, vous participez au projet solidaire d’Amin Sheikh.
– A.F.E.A. Fondée en 1967 en France, cette association soutient quatre ONG indiennes dont Snehasadan.
A.F.E.A 17, rue Voltaire 44000 NANTES. Tel 02.53.45.12.18. Site : www.afea-sneha.org